38.
Il resta longtemps allongé dans l’herbe. Il ne dormait pas. La douleur montait et retombait. Au bout d’un moment, il prit une profonde inspiration. Il n’avait plus si mal. Il s’assit et la douleur le reprit, martelant sa poitrine, mais de façon bien plus atténuée. Il se leva et traversa les dalles.
La maison était obscure et calme. Ma Rowan bien-aimée. Aaron… Mais il ne pouvait pas laisser le corps mutilé là.
Il était toujours au même endroit, mais semblait peut-être un peu aplati et même tordu. Michael se pencha et attrapa le torse sous les épaules. La tête se détacha, les lambeaux de chair qui la retenaient encore s’étant collés sur le sol.
Il reviendrait la chercher plus tard. Il porta le corps en laissant les pieds traîner par terre et le tira sur le chemin dallé, contourna la piscine et se dirigea vers l’arrière-cour.
Ce n’était pas pénible. Le corps n’était pas si lourd. Au début, il avait pensé l’enterrer sous le lagerstrœmia, devant la maison, là où, enfant, il avait aperçu « l’homme » pour la première fois en passant devant la maison. Il le regardait en souriant.
Mais on aurait pu le voir de la rue. Non, l’arrière-cour était plus appropriée. Personne ne le verrait sous le chêne de Deirdre. Et puis, il y avait les deux autres corps, Norgan et Stolov. Il savait que Stolov était mort, à la façon dont il était tombé. Il s’était brisé le cou. Norgan aussi était mort.
La cour était sombre et humide. À cause de l’obscurité, il distinguait à peine les racines du chêne. Il posa le corps et replia les bras sur la poitrine. On aurait dit une longue et mince poupée, avec des pieds et des mains énormes, blanche comme du plastique, froide et immobile.
Il retourna près du porche, ôta son pull-over et sa chemise, remit son pull-over, puis étala sa chemise par terre. Il souleva la tête, en prenant garde de ne pas se tacher de sang. Il réussit à avoir la plus grande partie de la peau et des os écrasés et les posa sur le vêtement. Il ramassa le reste à la main, une masse gluante et sanguinolente. Il nettoya le résidu avec son mouchoir, et noua le tout en paquet.
Il rapporta la tête au pied du chêne, puis verrouilla la porte menant à l’arrière-cour, au cas où quelqu’un viendrait.
La pelle était dans la remise. Il ne s’en était jamais servi. C’était le travail des jardiniers.
Sous l’arbre, la terre était détrempée par les pluies de printemps et il n’eut aucun mal à creuser une tombe suffisamment profonde. En revanche, les racines le gênèrent. Il dut creuser plus loin de la base de l’arbre qu’il ne l’avait prévu. Enfin, il obtint un trou étroit au contour irrégulier, qui n’avait rien à voir avec les tombes rectangulaires des films d’horreur ou des enterrements des temps modernes. Il y glissa le corps, puis la chemise contenant la tête. Avec la chaleur et l’humidité de l’été proche, les restes se décomposeraient rapidement. La pluie commença à tomber.
Il regarda dans le trou noir mais n’aperçut qu’une fine main blanche. Ce n’était vraiment pas une main normale, avec ses doigts trop longs et ses grosses articulations. On aurait plutôt dit un objet en cire.
Il leva les yeux vers la cime de l’arbre. La pluie tombait, mais ne transperçait pas l’épais feuillage.
Le jardin était froid, vide et calme. Aucune lumière dans la maison d’invités. Aucun bruit chez les voisins, derrière le mur.
Il jeta un dernier regard dans le trou. La main était plus petite, plus fine. Elle semblait avoir moins de substance. Les doigts étaient entremêlés et n’avaient plus de forme distincte.
Une lueur brilla dans la cavité. Une sorte de luciole verte.
Il s’agenouilla, se pencha au bord du trou, posant la main gauche de l’autre côté pour se stabiliser et, de sa main droite, ramassa la chose verte et brillante.
Il faillit perdre l’équilibre, puis sentit sous ses doigts les bords biseautés de l’émeraude.
Il tira sur la chaîne, qui se détacha du linge sanglant. Dans sa paume couverte de boue, il contempla l’objet.
— Je t’ai trouvée, murmura-t-il.
La créature la portait donc à son cou, sous ses vêtements. Il la leva et la tourna pour y faire refléter la lumière de la lune. Cela ne lui procurait aucune joie particulière. Juste la satisfaction d’avoir récupéré l’émeraude Mayfair, de l’avoir tirée de l’oubli en la sortant de la tombe anonyme de celui qui avait finalement perdu.
Perdu.
Sa vue se brouilla. Mais il se sentait divinement bien. Il prit l’émeraude et sa chaîne d’or et les enfouit dans la poche de son pantalon.
Il ferma les yeux. Il faillit à nouveau perdre l’équilibre et glisser dans l’excavation. La main n’était plus visible, des mottes de terre avaient dû s’ébouler dessus.
Un bruit parvint à ses oreilles. Peut-être une porte qui se fermait. Y avait-il quelqu’un dans la maison ?
Faire vite, le plus vite possible, malgré la fatigue.
Vite. Pendant un quart d’heure, il combla le trou avec la pelle.
La pluie chuchotait tout autour de lui, illuminant les feuilles des camélias et les dalles de l’allée.
Il se mit debout près de la tombe, en s’appuyant sur la pelle, et prononça la strophe suivante du poème de Julien :
Sacrifie la chair non mortelle
Use d’armes simples et cruelles
Car mourant proches de la vérité
Vers la lumière vont les âmes torturées.
Il s’adossa au tronc du chêne et ferma les yeux. La douleur se mit à battre en lui, comme si elle avait attendu patiemment pour se manifester. Pendant une minute, il eut du mal à respirer. Puis il se détendit et reposa ses membres, son cœur et son esprit. Sa respiration redevint régulière et facile.
Il s’assoupit, au bord de la rêverie. Il avait l’impression de descendre dans les ténèbres où d’autres l’attendaient, nombreux, pour le questionner, le réconforter, l’accuser, peut-être. L’air était-il rempli d’esprits ? Fallait-il dormir pour les voir en face, entendre leurs cris ?
Il l’ignorait. De vieilles images lui revinrent, des fragments de légendes, d’autres rêves. Mais il ne se laisserait pas glisser. Il ne se laisserait pas descendre…
Il dormit d’un sommeil léger, sûr, avec pour seule compagnie les soupirs de la pluie qui ne l’atteignait pas. Dans son jardin, sous la voûte de l’arbre majestueux.
Brusquement, il repensa au corps blanc mutilé dormant sous lui, si l’on pouvait employer le verbe dormir pour un mort.
Les vivants dormaient. Mais les morts ? Qu’advenait-il d’eux ?
Tant de siècles plus tard, Lasher avait subi une autre défaite et avait été enterré dans le plus grand secret.
Il se réveilla en sursaut et faillit crier.